Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'escabelle
L'escabelle
Publicité
L'escabelle
Newsletter
Archives
2 août 2010

Le renard était déjà le chasseur

Herta Müller ayant obtenu le prix Nobel de littérature cette année, j’ai eu envie de découvrir son oeuvre. Disons-le d’emblée, son écriture (en tout cas dans Le renard était déjà le chasseur) est stupéfiante et plus d’un en laissent l’ouvrage leur  tomber des mains. La structure narrative est plutôt brouillée et à cet égard le résumé qui figure en quatrième de couverture est une surprise de taille: en le consultant au bout de 150-200 pages, je me suis  demandé  s’il concernait bien le même livre...

Mais ceci étant posé, l’intrigue n’est en réalité pas le sujet principal du roman, qui est plutôt une succession de tableaux, ou de dialogues rapides, d’instantanés ou de lents balayages visuels, où les détails sont dépeints sans souci de réalisme, de perspective, de respect des proportions usuelles et dérapent parfois dans un fantastique effrayant. C’est un peu comme si on lisait du Bacon, ou du Picasso. Paradoxalement ce texte a priori peu “fidèle” au réel  en offre un rendu saisissant,  qui surprend  le lecteur  par des  canaux inattendus. Les émotions des personnages, les lieux, les mouvements de foule, tout est traité avec une lentille déformante qui parle directement à la sensibilité. Les images vous prennent au dépourvu, le rythme est décalé. Pourant je n’ai pas trouvé cette lecture rebutante; après le choc initial. c’est plutôt un embarquement, toutes amarres lâchées, auquel on peut abandonner avec le plaisir anticipé d'une exploration poétique du monde. A cette nuance près que le contexte est glauque et inquiétant, puisqu’il s’agit des années Ceaucescu et de la dictature: le marché noir, les arrestations arbitraires, la résistance vécue dans la peur d’un quotidien qui vacille en permanence.

Herta Müller s'appuie sur quelques personnages précis (le couple de concierges, le directeur, le contremaître, un nain..., et surtout les jeunes femmes Clara, Mara, Adina, et leurs amoureux, Pavel, Paul, Ilie) pour décrire le monde de l'usine et de l'école, les vols, les abus de pouvoirs, les fouilles, les petites lâchetés, le courage en demi-teinte et petites touches, qui s'exprime par des actes infiniment précautionneux, parce qu'on voudrait survivre, et que par dessus tout, on craint l'arrestation sommaire. Quelquefois l'oeil s'attarde sur des scènes de foule, la ville, le train, captant des postures, des expressions. Ou alors on assiste à un accident du travail à l'usine, ou au décrochage d'un pendu, parfois dans une espèce d'état second, où tout parvient comme étouffé,  où l'impuissance s'exprime par une mollesse morne, un abrutissement, une extinction des facultés, ou bien avec la précision d'une objectivité presque désespérée, mais là encore, sans commentaire, neutre, glaçante. Et parfois je ne comprenais carrément rien - pourquoi l'auteur revient sur cette image, que représente le sang des melons, par exemple, qui est le personnage à la tache de vin, au fait... Il faut relire, revenir en arrière à certains moments, mais on est captivé.

Petit extrait:

Où sont les roulements à bille, demande le directeur. Une mite brune s'envole de son col de chemise, voltige jusqu'à la fenêtre. Elle cherche la cour derrière la vitre, elle n'est pas plus grande qu'une mouche. Mara dit que les roulements à bille sont commandés. Derrière le géranium, derrière le rideau qui est à la fenêtre du directeur, des talons claquent. Des cheveux bruns passent. D'un pas à l'autre, le pot de géranium se trouve sur les pointes des cheveux. Il ne balance pas ses fleurs rouges, il tend ses feuilles immobiles au-dessus des cheveux vers la cour retranchée de l'usine, vers le rouille qui ronge, vers le fil de fer. Le directeur ne voit pas la tête des passants, seulement la pointe de leurs cheveux. Et la mite sur la vitre;où sont les roulements à bille, s'ils sont commandés, dit le directeur. Il s'approche tellement de la vitre que le rideau lui frôle le front et le géranium le menton. Que la mite tourbillonne, vole le long de sa tempe rasée jusqu'à la table de réunions. Les roulements à billes sont en route, camarade directeur, dit Mara.

Publicité
Commentaires
Publicité