Les Années, Annie Ernaux
Ce texte, qui ne se revendique d'aucun genre au début (ni un roman, pas exactement non plus une autobiographie au sens habituel du terme, peut-être une espèce de chronique) s'appuie sur les souvenirs de l'auteur, quelques photos décrites redonnant régulièrement un élan à la narration étape après étape. Des éléments biographiques esquissent un portrait attachant, une silhouette mouvante, mais viennent aussi témoigner d'une époque. Le temps s'écoule, page après page: des images sont évoquées, et s'égrènent les événements politiques d'une époque avec les formules du moment, ce qui a impressionné les imaginations ou stimulé les débats.
Une étrange chimie se produit alors: au fil de la lecture nos propres souvenirs remontent à la surface et en lisant cette biographie, c'est notre vie qui se déroule aussi. Tourner les pages, c'est rejouer notre passé, ceux de nos proches, recréer notre monde. Et forcément, c'est très intéressant...
Annie Ernaux explique à la fin du livre la "sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris (...) dans la totalité indéfinissable du monde présent, du plus proche au plus lointain."
Elle a cherché à écrire une "autobiographie impersonnelle", "commune" dit-elle aussi parfois.
Lire cet ouvrage, c'est comme y participer en même temps - un expérience rare. Le texte est très bien écrit et traduit le vécu avec un art de la formule qui fait mouche sans aucune préciosité. Juste des mots simples dont l'association inattendue fait jaillir une étincelle, c'est-à-dire capture le malaise d'un moment, invoque des images enfouies, ramène brièvement à la vie des figures disparues.
En même temps, le livre n'est pas neutre: une certaine tristesse parfois, le sens pris par la vie d'Annie Ernaux colorent le récit de leur subjectivité. Sa présence y est douce et forte.
Sur la fin, on ne peut se défendre d'une réflexion plus générale sur la mort - on y pense peut-être même avant qu'elle n'en parle, et quand finalement elle se laisse aller à quelques observations, c'est comme si elle nous répondait.
Un très beau livre.
Quelques citations (mais chacun en sélectionnerait de différentes, sans doute)
"La déréalisation du langage grandissait, comme un signe de distinction intellectuelle. Compétitivité, précarité, employabilité, flexibilité faisaient rage. On vivait dans des discours nettoyés. On les écoutait à peine, la télécommande avait raccourci la durée de l'ennui." (p182)
"Plus que de la possession, c'était cela, cette sensation que les gens poursuivaient dans les gondoles de Zara et de H&M et que leur procurait immédiatement, sans effort, l'acquisition des choses: un supplément d'être." p 198
"Internet opérait l'éblouissante transformation du monde en discours." p 223
"Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s'en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d'il y a si longtemps à aujourd'hui - pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l'Histoire" p 239