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L'escabelle
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21 février 2010

Les Années, Annie Ernaux

Ce texte, qui ne se revendique d'aucun genre au début (ni un roman, pas exactement non plus une autobiographie au sens habituel du terme, peut-être une espèce de chronique) s'appuie sur les souvenirs de l'auteur, quelques photos décrites redonnant régulièrement un élan à la narration étape après étape. Des éléments biographiques  esquissent un portrait attachant, une silhouette mouvante, mais viennent aussi témoigner d'une époque. Le temps s'écoule, page après page: des images sont évoquées, et s'égrènent les événements politiques d'une époque avec les formules du moment, ce qui a impressionné les imaginations ou stimulé les débats.

Une étrange chimie se produit alors: au fil de la lecture nos propres souvenirs remontent à la surface et en lisant cette biographie, c'est notre vie qui se déroule aussi. Tourner les pages, c'est rejouer notre passé, ceux de nos proches, recréer notre monde. Et forcément, c'est très intéressant...

Annie Ernaux explique à la fin du livre la "sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris (...) dans la totalité indéfinissable du monde présent, du plus proche au plus lointain."

Elle a cherché à écrire une "autobiographie impersonnelle", "commune" dit-elle aussi parfois.

Lire cet ouvrage, c'est comme y participer en même temps  - un expérience rare. Le texte est très bien écrit et traduit le vécu avec un art de la formule qui fait mouche sans aucune préciosité. Juste des mots simples dont l'association inattendue fait jaillir une étincelle, c'est-à-dire capture le malaise d'un moment, invoque des images enfouies, ramène brièvement à la vie des figures disparues.

En même temps, le livre n'est pas neutre: une certaine tristesse parfois, le sens pris par la vie d'Annie Ernaux colorent le récit de leur subjectivité. Sa présence y est douce et forte.

Sur la fin, on ne peut se défendre d'une réflexion plus générale sur la mort - on y pense peut-être même avant qu'elle n'en parle, et quand finalement elle se laisse aller à quelques observations, c'est comme si elle nous répondait.

Un très beau livre.

Quelques citations  (mais chacun en sélectionnerait de différentes, sans doute)

"La déréalisation du langage grandissait, comme un signe de distinction intellectuelle. Compétitivité, précarité, employabilité, flexibilité faisaient rage. On vivait dans des discours nettoyés. On les écoutait à peine, la télécommande avait raccourci la durée de l'ennui." (p182)

"Plus que de la possession, c'était cela, cette sensation que les gens poursuivaient dans les gondoles de Zara et de H&M et que leur procurait immédiatement, sans effort, l'acquisition des choses: un supplément d'être." p 198

"Internet opérait l'éblouissante transformation du monde en discours." p 223

"Ce que ce monde a imprimé en elle  et ses contemporains, elle s'en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d'il y a si longtemps à aujourd'hui  - pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l'Histoire" p 239

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Commentaires
V
C'est drôle, je n'ai pas ressenti de froideur dans le texte, même parfois poignant à certains moments, quand elle décrit les photos où elle apparaît. Elle se dénigre toujours un peu, et on a envie de lui remonter le moral! J'y ai perçu de l'ironie détachée, en revanche, qui grince un peu, parfois, et là c'est vrai qu'elle intellectualise, mais sans devenir purement cérébrale, je trouve. <br /> Je ne connais pas l'ouvrage de JP Dubois, et tu me donnes bien envie de le découvrir!
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P
J'ai lu ce livre il y a longtemps et je me souviens l'avoir apprécié comme une démarche intéressante d'Annie Ernaux qui passait de l'autobiographie personnelle à l'autobiographie collective. Lire le livre d'un autre qui raconte l'histoire de soi et des autres - comme un jeu de miroirs. Chacun retrouve sa madeleine au détour d'une page et s'aperçoit qu'il l'a sans doute partagée avec bien d'autres.<br /> Peut-être ai-je reproché au fil de cette lecture, une tendance à intellectualiser et une certaine froideur. Je rapproche ce livre de celui de Jean-Paul Dubois, "Une vie française", qui raconte aussi les Trente glorieuses à travers sa propre histoire avec un humour confondant. A lire, pour comparer les différences de points de vue.
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V
Merci de ton passage, Dasola! Je suis allée lire ta critique avec grand intérêt. C'est vrai qu'il y a dû y avoir beaucoup de recherche purement historique aussi, pour fonder l'authenticité du texte.<br /> Ce livre est une très belle découverte pour moi, Volland. Effectivement, comme ton analyse le sous-tend, AE réussit également par l'écriture à suivre la maturation de l'enfant, puis de l'adolescente et de la jeune femme etc. Et elle ne nous perd pas en route, c'est étonnamment réussi.<br /> En revanche, en lisant chez Dasola des commentaires évoquant Passion Simple, d'AE également, il me semble me rappeler que j'avais moins aimé, notamment parce qu'à un moment, elle déplore que son amant ne lui ait rien laissé, même pas le sida - là, franchement, ça m'avait même plutôt choquée, au point de disqualifier tout le livre!
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V
Oui,moi aussi,comme tu sais,j'ai savouré ce livre, dont tu parles ici si bien. J'ai été surtout sensible aux premières années de cette "autobiographie collective" (merveilleux attelage sémantique à la limite de l'oxymore, qui rend si bien compte de l'incomparable de cette écriture) que j'ai vécues dans les limbes ou dans la pénombre d'une conscience qui est celle de l'enfant qui happe tout - images, bruits, odeurs, émotions, conversations, ... - sans vraiment comprendre.Par la suite,à l'unisson de l'auteur d'ailleurs,on intellectualise davantage. Et là AE se hausse à la hauteur des meilleurs mémorialistes ou essayistes, pour nous faire goûter au grain de l'époque.
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D
Bonjour veranne, j'avais dit tout le bien que je pensais de ce roman, le 23/04/08. C'est un éblouissement et je salue le travail de recherche qu'a dû faire A. Ernaux pour nous décrire la France et un peu le monde entre 1950 et 2000. Je me suis rappelée de beaucoup de choses. Moi qui ne suis pas trop nostalgique, cela remue quand même. Un livre indispensable. Bonne fin d'après-midi.
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