Stefan Zweig, Le Monde d'Hier
Stefan Zweig a rédigé ce livre autobiographique en 1941, retraçant simultanément les principales étapes de sa vie et l’évolution intellectuelle, politique, sociale de l’Europe depuis 1895. Il restitue ainsi une époque touffue et déconcertante, traversant deux guerres mondiales et un génocide, tout en offrant un témoignage personnel mais pudique, qui ne s’appesantit pas sur les souffrances mais les évoque avec une délicatesse pleine de dignité. Cette retenue n’empêche pas qu’une profonde émotion saisit le lecteur – comment oublier que Zweig s’est suicidé quelques mois après ses dernières pages?
Le Monde d’Hier offre plusieurs entrées : biographie littéraire, description de la société européenne (son échec à s’intégrer dans les milieux londoniens est une merveille d’humour); il se lit parfois comme un roman, de rebondissement en rebondissement. Mais souvent Stefan Zweig semble nous livrer ses réflexions, comme dans une causerie où nous viendrions l’écouter respectueusement. Il exprime également ses interrogations, et notamment la plus poignante (me semble-t-il) : comment les intellectuels de l’époque, malgré leur lucidité et leur activisme, sont-ils restés impuissants devant la montée du nazisme et la deuxième guerre mondiale ?
Stefan Zweig tenait à rester au-delà des luttes partisanes et dans le souci de préserver une pensée impartiale et distanciée, n'a appartenu à aucun parti, ni condamné ou loué telle ou telle doctrine politique.Pendant la montée du nazisme, alors que Stefan Zweig avait correctement diagnostiqué le destin des Juifs (et qu’il avait cherché à prévenir ses amis par quelques visites éclairs en Autriche, lors de conversations privées), à quoi s’occupe-t-il publiquement? A rédiger une biographie de Marie Stuart… Pour preuve de la barbarie d’Hitler qui s’acharnait sur lui, Zweig va même jusqu’à expliquer que pourtant nulle ligne n’avait pu être détectée dans toute son œuvre où il aurait dénigré son pays, ou un régime quelconque - neutralité qui lui a valu certaines critiques, notamment de Romain Rolland, pourtant son ami.
Pour s'explique, et même se justifier, Stefan Zweig renvoie à sa biographie d'Erasme, où en filigrane c'est souvent aussi de lui-même qu'il parle. "Les sujets que traite avec maîtrise un esprit impartial ne peuvent que sembler nouveaux à une société prisonnière de ses idées surannées. Et celui dont la pensée est indépendante pense non seulement d'une façon plus juste, mais aussi pour le plus grand profit de tous".
Il ne suffit pas de penser clairement et librement pour influencer le cours des choses, malgré tout.... Du reste si Zweig décrit la vie d'Erasme (entre autres) plutôt que de se restreindre à ses seules idées, c'est sans doute que les actes comptent, que l'action ne se réduit pas aux raisonnements... Mais comment agir "juste" sans se salir les mains, ni s'aveugler ... ?